Interview d’Octavian Coman, dans la revue Memoria, 2004, avec Lucreția Jurj-Costescu.
En 2004, la dernière femme résistante est morte, elle s’appelait Lucreția Jurj. Elle a été parmi les rares femmes qui ont pris une part active au mouvement de résistance des montagnes, pendant quatre années. Elle a lutté entre 1950 et 1954 avec ceux du groupe Șușman de Răchițele, contre l’instauration du régime communiste en Roumanie. Après avoir été poursuivie pendant de longues années par les autorités, elle est arrêtée. Lors d’une embuscade juste avant sa capture, son mari, Mihai Jurj, est gravement blessé. Elle ne le reverra jamais. Après tout un périple dans les prisons de Jilava, Mislea, Miercurea-Ciuc, Cluj et Văcărești, elle est libérée en 1964, malade de la tuberculose. Elle vit avec effervescence les moments de la Révolution, et par ses témoignages, joue un rôle fondamental dans la reconstitution du fil de l’existence du groupe Șușman.
L’an passé, j’ai eu la chance de l’interviewer. Je crois que ce fut le dernier accordé par Lucreția Jurj. A ce moment, j’ai découvert à quoi ressemble le sourire de la liberté. Lucreția Jurj avait un sourire que le mal n’avait pas pu soumettre.
***
Après avoir lu le témoignage publié par les historiens Cornel Jurju et Cosmin Budeancă, j’ai eu l’impression que vous êtes partie dans les montagnes beaucoup plus par amour pour Mihai Jurj, votre mari, que par conviction anticommuniste…
Si je n’étais pas partie, ils m’arrêtaient. J’ai choisi une des deux variantes. Les sécuristes savaient que je pouvais les mener à l’endroit où se cachait Mihai. Ils m’ont laissée deux mois après qu’il ait fui, en croyant espérer le capturer d’une façon ou d’un autre s’il revenait à la maison où bien si j’y allais. Mihai était très abattu… Il ne résisterait pas si je n’étais pas avec lui. Mihai était plus bouleversé, plus faible… Il avait du courage, mais je l’ai encouragé tout le temps. Autrement, je crois que lui-aussi aurait fait ce que le vieux Șușman a fait.
Vous souvenez-vous encore du jour où vous avez décidé de rester définitivement dans les montagnes avec Mihai ?
Le vieux Șușman a fait un scandale en disant que j’étais trop jeune et que je ne résisterai pas… Je ne lui ai pas fait de problèmes, au contraire j’ai été un soutien pour mon homme, Dieu lui pardonne, car… il est parti à 26 ans…
Comment passiez-vous le temps entre les changements fréquents de cachettes ?
Nous jouions aux cartes, nous lisions les journaux, nous racontions des histoires… Je lisais la Bible plus souvent ou bien si j’avais un livre, je le lisais pareillement.
Qu’est-ce qui ne vous a pas plu là-bas, dans les montagnes ?
Quand les feuilles des arbres commençaient à tomber, alors nous pleurions cars nous n’étions pas assez habillés… On pouvait alors nous voir de loin. Les arbres restaient nus et il y avait une atmosphère triste, sombre. Il tombait du grésil et de la pluie. Si vous faisiez une cabane ou bien restiez à l’ombre, les feuilles se gelaient et lorsque l’on marchait dessus cela faisait du bruit.
Aussi longtemps que vous vous êtes trouvé dans les montagnes, vous avez dû construire des abris cachés. A quoi ressemble ce type de refuge ?
Nous avons aussi fait des abris en terre, ‘catacombe’, comme nous disions. Nous creusions dans la terre un trou profond d’environ un mètre et quelques, de façon à pouvoir tenir à genoux. Nous mettions aussi des feuilles et par-dessus nous posions du gros bois et de la terre. Mais nous les faisions dans des endroits où les hommes ne pouvaient pas passer car il y avait des jeunes arbres, et nous plantions des ronces et des rameaux. Je faisais une porte en branches de sapins et si nous entendions quelqu’un, nous entrions dedans et fermons la porte, c’était prêt ! Nous avons quelques fois dormi là.
Mais et les autres nuits ?
Nous dormions sous des sapins dont les branches tombaient jusqu’au sol, surtout en été, car il faisait chaud. Nous avions aussi une couverture… Cependant, nous dormions habillés ! Tu ne pouvais pas te déshabiller. Que faisais-tu si tu entendais quelqu’un… Tu fuyais nu ?!
Ce fut une vie inimaginable. Dieu ne donne pas de fardeau qu’on ne puisse supporter… Car l’homme peut beaucoup supporter… Beaucoup… Et seul un faible, impressionnable ne peut faire face. Celui-là ne résiste pas et met fin à ses jours suite à une telle épreuve. Il faut être très fort et avoir la foi chevillée au corps pour porter la croix que nous avons traîné là-bas. Il faut savoir se réjouir du mal comme du bien, car Dieu te donne la souffrance, mais il te donne aussi la force.
Jusqu’à ce que notre heure arrive, nous n’avons pas été pris.
Une fois engagée dans cette voie d’une résistance contre tout un système, vous avez aussi assumé implicitement que la mort pouvait survenir à chaque pas. Toutefois, avez-vous jamais été tenté par la pensée de vous rendre ?
Il n’était pas question de nous rendre. Mon mari se serait tiré une balle, mais il ne m’aurait pas tiré dessus. Mihai ne se serait jamais rendu vivant. Nous n’avons pas pensé nous rendre parce que nous savions quel serait alors notre destin. Ils n’étaient pas satisfaits de ce que tu leur disais et ils tiraient de toi ce qu’ils voulaient, puis te condamnaient à mort.
Maintenant, ils ne m’ont pas condamnée à mort car je n’avais pas ouvert le feu. S’il avait été dit que j’avais tiré… En outre, lors du procès, ils m’ont demandé : « Tu as porté une arme ?« « J’en ai porté, bien-sûr que j’en ai porté » « Pourquoi as-tu porté une arme, si tu n’as pas tiré ?” « C’est pour que mon mari n’en porte pas deux ! » Mon mari avait une carabine, une ZB, et une arme de chasse. Comment pouvait-il prendre les trois… La carabine me plaisait, car elle était plus petite. Celle-là, je la démontais, je la nettoyais. « Dans une situation dangereuse, auriez-vous tiré ? », « Oui, bien-sûr que oui ».
Quel était l’état d’esprit du groupe ?
C’était une joie lorsque nous nous retrouvions au printemps. Nous étions tous très bien ensemble. Nous n’étions ensemble que l’été et, généralement, nous restions peu ensemble. Les garçons étaient jeunes, célibataires et allaient au village le soir, à Răchițele. Revenus de là, ils dormaient de jour. Teodor Șușman junior avait beaucoup de filles à Răchițele… J’ai même été en prison avec nombre de celles qu’il a aimé.
Nous étions souvent bouleversés… Nous pleurions aussi… Surtout le vieux Șușman. Il a eu une si belle famille, une ferme et tout a été effacé de la surface de la terre: sa femme est morte, les enfants ont été exilés dans des domiciles obligatoires, quand sa femme est morte, il n’a pas pu aller à son enterrement. Tant que notre heure n’est pas venue, nous n’avons pas été pris.
L’optimisme des combattants des montagnes de Roumanie fut puissamment soutenu par la conviction de la venue proche des américains. En a-t-il été ainsi dans le groupe Șușman ?
Bien-sûr que tout le monde attendait les américains. Personne ne savait que nous avions été vendus. Nous écoutions la Voix de l’Amérique et Radio Europe Libre et ils disaient tout d’être patient. Nous espérions qu’il pourrait se passer quelque chose. Comme en 1956, avec les Hongrois, nous avons cru qu’il pouvait aussi se passer quelque chose chez nous. Alors si quelque chose s’était passé, alors cela aurait été bien… Quand cela s’est passé en Hongrie, si cela s’était passé aussi ici, alors nous nous en serions débarrassés.
Au village, la Securitate a lancé une très forte répression contre leurs familles et ceux qui vous ont aidé. Cette souffrance ne vous a-t-elle pas pesé ?
Bien-sûr que si ! Alors, les uns dénonçaient les autres, même si nous n’y étions pas allés. C’était ainsi. Si un de ceux du Parti disait qu’il avait vu un suspect chez le voisin, aussitôt venait la voiture qui le prenait et l’emmenait. Ils n’avaient pas besoin de témoin. C’était comme cela le communisme… Même un frère n’aurait pu supporter ce que j’ai supporté.
De votre perspective, peut-on passer la souffrance à ses frères ?
Oui. Regardez, le frère de mon homme (Roman Oneț note du rédacteur.), il a été un vrai homme. Oneț a été arrêté, battu durement et a été obligé de dire où nous étions. Et lorsqu’il est venu nous voir, il a brisé ses chaînes et a dit : « Frère, donnes-moi une arme car nous sommes encerclés, j’ai été obligé de dire où vous êtes » et il nous a sauvés ! Oneț était un vrai frère!
Il y en eu de très nombreux qui ont trahi leur frères… J’ai remercié Dieu d’être parmi tous les frères qui ont soufferts. Aucun frère n’aurait pu supporter ce que j’ai dû endurer.
Dans la presse de Cluj un article a été publié dans lequel l’auteur affirme que les Șușman étaient soutenus par les habitants par peur de la vengeance des combattants. Telle était la situation?
Mais comment aurions-nous pu leur faire peur? Les Șușmans allaient voir les gens qu’ils connaissaient. Nous avons rencontré des paysans, que je n’avais jamais vus dans ma vie, et ils nous conduisaient chez eux, à la maison. Et nous sommes restés tout l’hiver. Ils connaissaient mon homme par son nom, car mon gendre était renommé connu dans cette région. Pendant l’hiver, Mihai envoyait l’hôte avec un billet pour des hommes de confiance. Et notre hôte partait ainsi et revenait chargé : du jambon fumé, des saucisses, de la viande, il amenait de tout. Nous n’avons obligé personne… Et beaucoup nous appelaient, mais nous n’allions pas. Nous ne voulions pas leur créer d’ennuis.
La dure vie dans montagnes vous a-t-elle renforcé pour supporter les souffrances d’après l’arrestation ?
J’ai toujours eu de la force. Il fallait que tu aies du courage, il fallait savoir dire non. Il est vain de se laisser submerger par les difficultés. Et au tribunal, lorsque l’on m’a demandé ce que j’avais à dire comme dernière parole, je leur ai répondu : « Je n’ai rien à dire. Si vous avez tué mon mari vous pouvez moi aussi me condamner à mort ? ». Je n’ai pas demandé de pitié. Et lors de l’enquête, j’ai pris beaucoup sur moi pour soulager mon homme… Je ne savais pas qu’il était mort.
Il y avait ici un villageois de mon village qui m’a dit qu’il était dans l’armée en 1954. Et il a appris d’un autre soldat que Mihai a sauté dans un trou plein de chaux… Oui ! Il a sauté dans un trou remplis de chaux… Ils ont versé de la chaux sur lui! Comment pouvait-il sauter dans un trou avec de la chaux, alors qu’il ne pouvait par tenir debout?
La douleur vous est probablement atténuée par quelques images agréables, ce qui vous est resté après tant d’années passées dans les montagnes.
La nature, les feuillages, les oiseaux… Quand nous nous levions le matin, les oiseaux chantaient. Nous nous réjouissions lorsque les feuilles commençaient à s’ouvrir. Un jour elles étaient petites, le lendemain matin il y avait de plus grandes feuilles écloses. Voilà quelle était notre distraction et notre plaisir. Nous avons vu des loups et des ours. Moi, lorsque j’ai vu pour la première fois un loup, j’ai dit que c’était un chien. Je ne savais pas. Même chose quand j’ai vu un ours. J’ai alors dis à mon homme : « Regarde, un baudet ! » C’était un ours qui faisait tomber son espèce de laine. Lorsque j’étais avec Mihai, je n’avais pas peur…
Après votre libération de prison, vous n’avez pas parlé de votre passé. Pourquoi ?
Je ne voulais pas. Je me suis remariée et j’ai changé mon nom. Après avoir été interné, les sœurs de l’hôpital savaient pourquoi nous avions été condamnés. Et les médecins ont dû dire dans quelles conditions j’avais attrapé la tuberculose. Les docteurs se sont très bien occupés de moi. J’ai eu beaucoup de chance avec les docteurs de la TBC…Et ils m’ont même donné du travail.
Vous avez eu de la chance avec des hommes bons.
Dieu m’a donné la souffrance, mais il a aussi placé sur ma route des hommes bons. Il me les a envoyés là où j’ai été aidé. A Turda, à l’hôpital, les trois médecins étaient d’anciens détenus politiques. Dieu m’a donné la souffrance, mais aussi le médecin pour me guérir.
Comment une personne, qui a lutté tant d’années pour la liberté, a-t-elle vécu la Révolution ?
Lorsque j’ai vu Dinescu à la télévision en train de dire « Nous avons gagné« , je me suis mise à pleurer… Je n’ai pas pu m’arrêter. Je n’arrêtais pas de penser : « Pourquoi n’est-elle pas venue plus tôt? » Elle est venue trop tard pour beaucoup. Beaucoup trop tard…
J’ai cru que les choses se passeraient différemment après la chute du communisme. Un ancien détenu politique de Cluj connaissait celui qui l’a battu… Et il le voit dans la rue. Personne ne lui fait justice.
Regrettez-vous quelque chose de ces années ?
J’ai été avec mon mari et je ne regrette pas de ne pas l’avoir quitté. Si je l’avais quitté, je ne me le serais jamais pardonné. Je ne l’ai pas quitté et je suis restée jusqu’à la dernière heure avec lui. La mort nous a séparés.
Ainsi fut ma vie, comme un roman. Je n’ai pas connu le bonheur…
Pourquoi vous avez décidé, après la Révolution, de vous confier ?
Pour ceux qui sont morts. Dieu ne me l’aurait jamais pardonné. Je suis la seule à avoir survécu, il faut que quelqu’un dise quelque chose à leur sujet. Il aurait été dommage que personne ne sache comment ils ont disparus, comment fut leur vie. J’ai parlé pour eux… Pas pour moi. Je voulais les enlever d’entre les morts et les amener parmi les vivants.
Votre témoignage a déjà été publié en relation avec le groupe Șușman, et les gens commencent à savoir quelque chose à leur sujet… ce que vous avez souhaité commence à se réaliser.
Oui. Je suis très contente et je meurs tranquille… Et je crois qu’ils sont heureux aussi là où ils sont. J’étais obligée de parler. J’attendais avec impatience que quelqu’un me demande… Parce qu’il me venait l’envie de crier dans la rue ! Cela me fait plaisir de parler même si cela a été difficile au début. Ce furent de moments douloureux et ils ont souffert eux-aussi. Une famille si grande et si bien bâtie… Anéantie.
L’histoire doit continuer et l’histoire s’est faite avec les hommes qui ont témoigné n’est-ce pas ?